"Perdue" d'Anaëlle, nouvelle gagnante de la catégorie des Lions

 Perdue

Perdue. Je suis perdue. Et bon courage pour me retrouver. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

Je suis dans ma maison, je finis mes devoirs. Papa arrive en courant, je le vois par ma fenêtre. Il a l’air d’avoir peur. Il entre dans notre maison et dit à Easan d’aller me prévenir qu’on doit partir, car les bombardements recommencent. Je les entends discuter, car ma porte est ouverte. Je me lève de ma chaise, et vais attraper mon sac et mon doudou. Easan monte les escaliers, et me dis de rassembler mes affaires parce qu’on part se cacher dans l’abri. Il voit que je les ai déjà préparées. Il me sourit plutôt tristement, avant de me faire monter sur son dos, car je ne cours pas vite.

Le temps se gâte. Il y a des nuages. De plus en plus de nuages. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On arrive dans l’abri souterrain. Papa, maman et tatie Menha y sont déjà. Au moment où l’on rentre, on entend une voiture arriver. Moi, sur le dos d’Easan, je me retourne. Avant que la porte de l’abri ne se referme, je vois des méchants avec le visage caché arriver. J’ai peur, car la dernière fois des gens comme eux ont lancé une bombe sur mon école, et après on devait faire cours par terre.

Un bruit de moteur. Je n’ai pas assez de forces pour les appeler. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

Ça fait longtemps qu’on est enfermé. Papa, maman, tatie Menha et Easan discutent à voix basse. Je les observe et les écoute, même si je ne comprends pas tout. Papa et Easan disent vouloir quitter le pays, pour aller en Italie ou en France. Moi je veux bien aller en France, j’ai appris à dire que je m’appelle Naheli en français. Et j’aime bien la tour Eiffel, elle est très grande. Je le dis aux grands. Easan et maman me sourient, mais ce n’est pas un vrai sourire, c’est le sourire de quand on est triste et fatigué.

Une goutte, puis deux, puis plein. Il pleut et j’ai froid. Il y a des vagues. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

Un gros boum retentit. Je crie, et cours dans les bras d’Easan. Papa se lève, blanc comme la peinture qu’il y a dans la cave, dans un pot. Il dit que c’est la maison qui a sauté. Je ne comprends pas, une maison n’a pas de jambes, alors comment elle a pu sauter ? Je le demande à Easan, ce qui le fait rire. Il s’arrête brusquement en voyant maman, qui pleure. Je me lève et vais lui faire un câlin tout doux.

Un éclair. Un coup de tonnerre. Des seaux d’eau se déversent. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

Quand on sort de l’abri, notre maison est cassée. Maman et tatie Menha pleurent. Moi je m’avance et je vois mes doudous qui brûlent. Je me retourne, et je vois qu’Easan pleure aussi, même s’il essaye de le cacher. Je sens que ça pue, mais je m’avance et commence à escalader les morceaux de maison, en direction de ma chambre. Papa me demande de revenir, mais maman lui dit de me laisser faire. J’arrive près des restes de mon bureau et je vois que mes cahiers n’ont pas tous brûlé. Je les prends et j’essaye de redescendre. Easan vient m’aider. J’ai pu sauver mon cahier d’anglais et un cahier où je n’ai encore rien écrit. J’ai aussi récupéré deux stylos et je suis contente. Je les mets dans mon sac avec mon doudou lapin. Easan me prends encore sur son dos et me dis qu’on part loin. Maman et tatie Menha pleurent beaucoup.

J’ai faim. J’ai soif. Mais je n’ai rien. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On marche depuis longtemps. Je suis fatiguée donc papa dit qu’on va faire une pause. Maman sort une pomme de son sac et elle la coupe en cinq. Elle me donne le morceau le plus gros, et tatie Menha, papa et Easan en prennent un bout chacun aussi. Je m’assois par terre, et je mange. Ça fait depuis trois dodos qu’on ne mange que des fruits. Ma pomme est un peu pourrie mais je suis tellement contente de me nourrir que je n’y fais pas attention. Les grands discutent. Ils sont inquiets. Je demande quand est-ce qu’on rentre. Maman, me regarde, avant de se remettre à pleurer. Je repose ma question. Easan me dit alors qu’on ne reviendra peut-être jamais chez nous. Papa le fâche en disant que je ne devais pas le savoir car je vais être triste sinon. Mais je ne suis pas triste. Ils ont dit qu’on va en France et que là-bas je pourrai aller à l’école. Je leur dit, et Easan me fait un vrai sourire en me chuchotant que je suis courageuse. Tatie Menha me félicite pour mon optimisme. Je ne connais pas ce mot mais je pense que c’est bien. On se remet à marcher.

La pluie s’arrête. Le ciel se dégage de ses nuages lentement. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On s’arrête dans une sorte de ferme pour dormir. Papa et tatie Menha se fâchent à propos de fabrication de faux papiers. Je me dirige vers mon sac à dos et en sort une feuille blanche. Je la donne à tatie Menha en lui demandant pourquoi il nous en faudrait des faux. Easan me regarde avant de rire très fort. Papa se met à rire aussi, puis tatie Menha et maman. Même moi je rigole, sans vraiment savoir pourquoi. Mais ça fait du bien.

J’ai du mal à me dire que c’était il n’y a pas si longtemps. Je ne connaissais rien aux épreuves de la vie. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On monte dans un train ! Au moins on n’a plus à marcher. Papa me prend à part pour me dire de ne parler à aucun inconnu. Je dis oui et je demande combien de temps on va rester dans le train. Il me dit qu’il ne sait pas vraiment. On rejoint Easan, maman et tatie Menha et on s’assoie. Je m’endors dans les bras de tatie Menha.

L’horizon blanchit. Le soleil se lèvera bientôt. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On est dans le train depuis plein de dodos. On s’arrête à une gare, et des policiers rentrent. Je n’aime pas les policiers, ils me font peur et ne sont jamais gentils avec nous. Papa et Easan se font interroger. Les méchants leur demandent nos papiers. Papa leur dit qu’on n’en a pas. Les policiers nous font sortir, malgré les protestations de maman. Ils partent, et le train aussi. Easan, qui est blanc comme la neige, soupire et dit qu’on a de la chance, et qu’ils auraient pu nous enfermer. On reprend la marche.

Il commence à faire clair. Mais pas assez pour dire qu’il fait jour. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On a trouvé des amis, qui vont en Hongrie. Je ne sais pas où c’est. Ils sont six, et ils ont l’âge d’Easan. On a passé les montagnes avec eux, et l’une des trois filles est morte de froid. J’étais triste, car elle était sympa. Ses amis ont pris chacun une mèche de ses cheveux. Je ne comprends pas l’intérêt, mais ça a l’air de les aider à continuer le voyage. On enterre le corps dans la neige et on repart.

Les derniers nuages partent. Je bois la tasse. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

Les adolescents sont partis de leur côtés il y a dix dodos. Papa, Easan, maman et tatie Menha discutent. Maman veut rentrer. Papa se fâche. Maman se met à crier aussi. Soudain on voit une lumière en dehors de la grange où on est pour dormir. Easan me prend et me fais monter sur une poutre. Il monte avec moi, et papa nous rejoins très rapidement. Maman et tatie Menha se cachent derrière des bottes de foin. Des gens rentrent. Ils commencent à chercher. Ils s’apprêtent à partir quand maman éternue. Je vois Easan pâlir et je sens papa trembler. Les personnes courent derrière les foins où sont cachées maman et tatie Menha. Ils les immobilisent avant de sortir en rigolant. On reste sur les poutres jusqu’au matin. Quand on descend, papa tremble encore et Easan se met à pleurer. Moi, pour la première fois, j’ai des larmes qui coulent car je sais que je ne reverrai sûrement jamais tatie Menha et maman.

Une larme m’échappe, puis une autre. Et je flotte, regardant les étoiles. Et je me rappelle.

On a repris la route. Je ne compte plus les dodos, ni les contrôles de police. On arrive près de la mer. Easan m’explique qu’on va monter sur un petit bateau, avec d’autres gens comme nous, qui se sont enfuis. La nuit tombe et on monte sur le bateau gonflable. On est serré. Je suis sur le bord. Le bateau part. Au bout d’un moment, je remarque que l’eau rentre dans le canot, et d’autres le remarquent aussi. La panique commence à se répandre. On me bouscule. La dernière chose que je vois avant d’être engloutie pas les flots, c’est Easan et papa qui paniquent. Mon frère essaye de me rattraper, mais je coule. Le bateau s’éloigne, et avec lui les cris de désespoir de mon père.

Perdue. Je suis perdue. Et on ne retrouvera plus. Au moment où la dernière étoile est avalée par la lumière de l’aube, je ferme les yeux pour la dernière fois.

 

Anaëlle MISSONNIER

Merci, et surtout bravo à Anaëlle pour sa nouvelle qui adopte très bien le ton et la naïveté d'un enfant, on a beaucoup aimé son texte avec deux parties superposées. L'histoire peut paraître plutôt commune pour un thème tel que celui du concours, mais elle est racontée de manière sincère et un peu candide, elle nous a donc beaucoup émues!

Nous publierons d'autres nouvelles dans les prochains jours, ne les ratez pas :)

Commentaires

  1. Coucou ! Ici Anaëlle ! Merci beaucoup !
    (Juste il n'y a qu'un seul "n" à mon prénom)
    Sinon je vous souhaite une bonne continuation et beaucoup de courage !!!!

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    Réponses
    1. Coucou Anaëlle,
      je suis désolée! J'ai tout de suite rectifié ça.
      Merci et encore bravo pour ta nouvelle!
      Adèle

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